Pourquoi l’Afrique du Sud se bat à La Haye pour la Palestine

« Nous savons très bien que notre liberté n’est pas complète sans celle des Palestiniens », disait Nelson Mandela. Alors que le parti qu’il a porté au pouvoir à la fin de l’apartheid vient de perdre la majorité absolue, ces mots rappellent les racines de l’engagement actuel de l’Afrique du Sud au secours de la Palestine, sur la scène de la justice internationale. Décryptage.

Justice internationale : pourquoi l'Afrique du Sud défend la Palestine ? - Photo : en 1998, Nelson Mandela (président de l'Afrique du Sud) s'apprête à embrasser Yasser Arafat (président de l'Autorité palestinienne).
Le président sud-africain Nelson Mandela accueille à bras ouverts le président de l'Autorité palestinienne Yasser Arafat à son arrivée pour l'ouverture du 12e sommet du Mouvement des non-alignés à Durban, le 2 septembre 1998. Photo : © Odd Andersen / AFP
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À la veille des élections, la population soutenait largement la stratégie d’intervention juridique du gouvernement sud-africain dans le conflit israélo-palestinien, après ses victoires dans un dossier particulièrement suivi par les médias du pays. Pour autant, crédité d’à peine 40 % des voix au terme d’une campagne électorale disputée, le Congrès national africain (ANC) a perdu le 29 mai dernier la majorité absolue en Afrique du Sud.

En cause, l’incapacité du parti au pouvoir depuis la première élection démocratique ayant porté Nelson Mandela à la présidence en 1994, à assurer un emploi à chacun alors que le taux de chômage atteint 33 % en moyenne, et 45 % chez les jeunes. Son incapacité à assurer un approvisionnement continu en électricité. Ou son incapacité à enrayer une corruption perçue par 81 % de la population comme généralisée.

Saisine de la CPI et de la CIJ

Sur le front judiciaire, deux coups de tonnerre ont résonné positivement pour les Sud-Africains la semaine qui a précédé le scrutin. Lundi 20 mai, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a requis des mandats d’arrêt contre le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et son ministre de la Défense Yoav Gallant, ainsi que contre trois responsables du Hamas. L’Afrique du Sud y avait apporté sa pierre, en saisissant le 17 novembre la CPI, avec quatre autres États : le Bangladesh, la Bolivie, les Comores et Djibouti. S’appuyant sur la saisine déposée par la Palestine en 2018, la demande sud-africaine reprenait la qualification d’« apartheid » pour désigner la politique israélienne d’occupation des territoires palestiniens.

Quatre jours plus tard, vendredi 24 mai, la Cour internationale de justice (CIJ) ordonnait à Israël d’« arrêter immédiatement son offensive militaire » à Rafah. Cette décision était la quatrième que prenait le tribunal onusien de La Haye, suite à une procédure engagée par l’Afrique du Sud contre Israël le 29 décembre 2023 en application de la Convention sur le génocide dans la bande de Gaza. Au préalable, à la demande de l’Afrique du Sud, la CIJ avait déjà exigé qu’Israël mette tout en œuvre pour prévenir des actes de génocide dans l’enclave palestinienne, le 26 janvier dernier, et pour y laisser entrer l’aide humanitaire, le 28 mars.

Expérience partagée de l’apartheid

L’équipe juridique dépêchée par l’Afrique du Sud à la CIJ est dirigée par John Dugard. Professeur de droit international, il a officié comme juge ad hoc à la CIJ et comme rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens (2001-2009). Son équipe, composée de neuf juristes représentant toutes les composantes culturelles de la nation arc-en-ciel, est emmenée politiquement par Vusi Madonsela, ambassadeur d’Afrique du Sud aux Pays-Bas.

« Si l’Afrique du Sud a saisi la CIJ et la CPI », expliquait Madonsela en février dernier lors d’un colloque au Parlement européen de Bruxelles, « c’est parce qu’elle estime qu’elle a une obligation particulière envers son propre peuple, et envers la communauté internationale dans son ensemble, de veiller à ce que les pratiques infâmes de l’apartheid, où qu’elles aient lieu, soient dénoncées pour ce qu’elles sont et qu’il y soit mis un terme immédiatement ». « Les Sud-Africains ont l’expérience directe de la solidarité internationale et de l’importance des institutions multilatérales, particulièrement des Nations unies : notre propre libération du régime brutal de l’apartheid a été dans une large mesure rendue possible par l’engagement de peuples amis dans nos luttes au sein des institutions. Dans cette histoire, les Palestiniens sont constamment restés des alliés », avait-il souligné.

Deux mouvements de libération étroitement liés

« La lutte pour la libération, la souveraineté et l’autodétermination du peuple palestinien, et le mouvement de libération en Afrique du Sud, ont toujours été étroitement liés », confirme à Johannesburg Nicole Fritz, ex-directrice du Southern African Litigation Center et de la Helen Suzman Foundation, deux ONG de référence en Afrique australe en matière de droits humains. « Il y a eu depuis les premiers jours une compréhension, une reconnaissance mutuelle, une solidarité et un soutien entre ces deux mouvements ». Ainsi, quand en 1948, les Palestiniens sont dépossédés d’une partie de leurs terres après la création de l’État d’Israël et la première guerre israélo-arabe, les Sud-Africains noirs subissent la même année une politique généralisée d’expulsion de leurs terres suite à l’arrivée au pouvoir du Parti national, qui institue l’apartheid. Et c’est aussi de façon parallèle, dans les années 1960 et 1970, que la lutte armée s’organise en Palestine et en Afrique du Sud, face à des États oppresseurs.

« En 1977, observe Fritz, le 2e protocole additionnel aux Conventions de Genève est introduit par la Croix Rouge pour protéger les combattants [ainsi que les victimes, NDLR] d’armées non-régulières, suite à un plaidoyer en ce sens de l’ANC et de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) ». À la répression brutale de révoltes d’adolescents noirs dans les rues de Soweto à partir de 1976, succède celle d’adolescents palestiniens lors de la première Intifada en 1987, alors que les directions politiques de l’ANC et de l’OLP sont en exil, respectivement à Lusaka (Zambie) et à Tunis (Tunisie). Ces répressions, choquantes aux yeux du monde entier, déclenchent toutes deux des processus de paix au début des années 1990.

Mais seul le processus sud-africain aboutit à des élections démocratiques en 1994, alors que le processus de paix israélo-palestinien reste enlisé. Enlisement regretté par Nelson Mandela dans un célèbre discours prononcé en 1997 à Pretoria : « Nous savons très bien que notre liberté n’est pas complète sans celle des Palestiniens ».

Logique de droit et logique de blocs

Cette histoire commune explique largement l’activisme juridique de l’Afrique du Sud ces derniers mois, qui a pu étonner ceux qui ont suivi ses atermoiements précédents vis-à-vis de la CPI. En 2015, sous la présidence de Jacob Zuma, Pretoria avait manqué à son obligation d’arrêter l’ancien président soudanais Omar Al-Bechir, sous le coup d’un mandat d’arrêt du tribunal de La Haye, qui s’était rendu à un sommet de l’Union africaine organisé à Johannesburg. En 2016, l’Afrique du Sud avait annoncé son intention de quitter la CPI, prenant la tête d’une fronde de plusieurs pays africains. Seule une décision de la Haute Cour sud-africaine avait pu l’en empêcher. Enfin, en août 2023, sous l’actuelle présidence de Cyril Ramaphosa, l’Afrique du Sud avait de nouveau annoncé son retrait de la CPI, pour finalement y renoncer – et inviter le président russe Vladimir Poutine à s’exprimer par visio-conférence lors du dernier sommet des BRICS.

Pour Nicole Fritz, rejointe en ce sens par d’autres observateurs dans les milieux de la diplomatie et des droits humains à Johannesburg et Pretoria, un homme « a joué un rôle essentiel dans l’initiative devant la CIJ et dans la position beaucoup plus engagée de l’Afrique du Sud devant les institutions mondiales de la justice ». Ce juriste dont le nom revient sur toutes les lèvres, Zane Dangor, a été nommé directeur général du ministère sud-africain des Relations internationales en avril 2022. Bras droit de la ministre Nadeli Pandor, ce haut fonctionnaire fidèle à l’ANC est présent à La Haye, aux côtés de Vusi Madonsela à toutes les audiences de la CIJ. En 2016, alors qu’il servait sous l’administration Zuma, il avait publiquement protesté contre la politique de son gouvernement consistant à tourner le dos à la CPI. Architecte de l’engagement juridique actuel en faveur du mouvement national palestinien, il en donne les clés dans un texte paru en décembre 2023 dans le journal en ligne sud-africain Daily Maverick. Pour Dangor, « l’acceptation erronée par l’Occident des actions du gouvernement israélien doit cesser pour qu’une paix juste et durable puisse être réalisée. »

Le 29 mai, les urnes ont parlé et les conjectures vont bon train. L’ANC conserve une majorité relative mais elle devra désormais composer avec un partenaire de coalition. Cela ne sera probablement pas l’Umkhonto We Sizwe de Jacob Zuma, bien qu’il soit considéré comme un grand gagnant de cette élection. Peut-être les Economic Freedom Fighters de l’imprévisible Julius Malema. Ou plus probablement l’Alliance démocratique de John Steenhuisen, mais à laquelle l’ANC pourrait être tentée d’adjoindre la formation zulue de l’Inkhata Freedom Party. « Je ne pense pas qu’une coalition modifiera l’approche de l’Afrique du Sud à l’égard de la cause palestinienne. Je m’attends à un gouvernement minoritaire avec la confiance et le soutien d’autres partis tels que l’Alliance démocratique », commente Fritz après le scrutin.

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