Le 9 mai 2025, une quarantaine de pays ont annoncé leur soutien à la création d’une nouvelle cour internationale chargée de juger le « crime d’agression ». Cette cour est créée dans le cadre d’un accord entre l’Ukraine et le Conseil de l’Europe, la principale organisation de défense des droits humains du continent. Le projet de statut de la nouvelle cour n’ayant pas été publié, de nombreux éléments restent flous. Mais de des réunions d’information ont permis d’en dégager les grandes lignes : ce tribunal spécial viserait les hauts dirigeants russes pour l’invasion à grande échelle de l’Ukraine depuis 2022 et l’annexion du territoire ukrainien, y compris la Crimée en 2014. Il est le résultat de longs mois de négociations entre les membres d’un « comité restreint » composé principalement de pays européens. Justice Info a demandé à Marieke de Hoon, maître de conférence en droit pénal international à l’université d’Amsterdam, d’expliquer ce nouveau développement important.
JUSTICE INFO : Quelle est votre réaction à l’annonce de la création d’un tribunal pour le crime d’agression par le biais d’un accord entre l’Ukraine et le Conseil de l’Europe ?
MARIEKE DE HOON : L’important dans la discussion a toujours été de savoir s’il s’agira d’un tribunal international ou d’un tribunal relevant de la juridiction ukrainienne ? Ce point est extrêmement important en raison de la question de l’immunité. Le crime d’agression constitue un crime de leadership, ce qui signifie qu’il se concentre sur ceux qui sont au pouvoir, politiquement ou militairement, pour décider de planifier, de préparer et d’exécuter le crime d’agression. En l’occurrence le président russe Vladimir Poutine, le ministre des Affaires étrangères Serguei Lavrov et le ministre de la Défense Sergueï Shoïgu. Ici, Poutine et Lavrov tomberaient sous le coup de ce que l’on appelle « l’immunité du chef d’État ». Cette immunité est traditionnellement reconnue par le droit international, mais probablement pas devant un tribunal international. Cependant, nous disposons de très peu de jurisprudence sur les critères de leadership et sur ce que signifient exactement la préparation, la planification, l’exécution, etc. De nombreux autres responsables ont été impliqués dans la planification d’opérations militaires qui pourraient relever du crime d’agression. Par exemple, l’opération militaire passant par le Belarus pour attaquer l’Ukraine. La question est donc de savoir s’il s’agira d’un tribunal national, ukrainien, éventuellement soutenu par d’autres États, ou s’il s’agira d’un tribunal international.
L’un des Ukrainiens participant aux négociations m’a dit : « Ce n’est pas un tribunal ukrainien. Il a été créé sur la base d’un accord bilatéral avec le Conseil de l’Europe, il a une personnalité juridique internationale et applique le droit international. » Dans quelle mesure ce tribunal serait-il donc international ?
Je pense que la voie idéale pour ceux qui veulent qu’il soit reconnu comme un tribunal international – maintenant qu’il est établi par un accord entre l’Ukraine et le Conseil de l’Europe - est, espérons-le, que beaucoup d’autres États rejoignent ce tribunal, le reconnaissent ou en deviennent membres. C’est ce qui s’est passé avec le Tribunal de Nuremberg. Le Tribunal de Nuremberg a d’abord été créé par quatre États vainqueurs, mais 19 autres États y ont rapidement adhéré et, par la suite, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté une résolution visant à le reconnaître. Je pense que c’est la meilleure voie à suivre, étant donné qu’il est établi en vertu du droit ukrainien et qu’il bénéficie déjà de l’aura internationale régionale du Conseil de l’Europe. Pour l’instant, il ne semble pas avoir la majorité des deux tiers requise à l’Assemblée générale des Nations unies, car la Russie est un acteur important dans le monde et de nombreux États estiment que cette guerre n’est pas la leur.
Vous avez dit qu’il n’y avait pas de jurisprudence mais que l’Ukraine a déjà engagé des poursuites pour le crime d’agression, et que nous pouvons nous référer à Nuremberg...
Il existe une jurisprudence, en particulier à Nuremberg et à Tokyo. L’Ukraine a engagé des poursuites au titre du crime d’agression, en vertu d’une disposition différente de celle qui est internationalement reconnue. Mais je pense que la jurisprudence développée par l’Ukraine pourrait être utile. Les juges du tribunal seront très attentifs à ce qu’il suive au plus près l’interprétation internationalement établie du crime d’agression, pour permettre à d’autres États de s’y joindre et pour que ce tribunal ait cette légitimité en tant que tribunal international.
Vous indiquez que plusieurs dirigeants pourraient être traduits devant ce tribunal, et vous mentionnez la Biélorussie. Peut-il concerner d’autres personnes que les dirigeants russes ? Des dirigeants de la Biélorussie ? Des dirigeants de la Corée du Nord ?
Il sera très important de voir quelle est la formulation exacte du statut du tribunal, et s’il contient des dispositions qui en font un tribunal faisant en sorte que seuls les agresseurs russes peuvent être poursuivis, ou s’il s’agit d’un tribunal « d’agression contre l’Ukraine », ce qui signifie que tous ceux qui en sont responsables peuvent être poursuivis. Ce dernier groupe inclurait certainement les Bélarussiens, et potentiellement aussi les Nord-Coréens. Il s’agirait toujours d’un crime de leadership. Il s’agirait toujours de ceux qui sont en position de planifier, de préparer, d’exécuter, etc. Il est très important que le Belarus comprenne qu’il ne s’agit pas seulement de « complicité », ni d’avoir « aidé et encouragé ». Si vous lisez la disposition relative à l’agression de la Cour pénale internationale (CPI) – basée sur une résolution de l’Assemblée générale de 1974 dans laquelle la Russie, soit dit en passant, a été un négociateur très important – le fait de laisser un autre État utiliser votre territoire pour commettre une agression est considéré comme un acte d’agression à part entière.
Nous avons l’impression de tourner en rond depuis un certain temps, après maintes tentatives de constituer une base de soutien politique et discussions sur de nombreux détails. Comment en sommes-nous finalement arrivés à cette décision ?
Il m’est difficile de le dire de l’extérieur. Je pense que le point essentiel a été de savoir s’il s’agirait d’un tribunal national ukrainien ou d’un tribunal international. Et dès le départ, il y a eu des camps assez sévèrement opposés. Je pense que la discussion a abouti à la création d’un espace intermédiaire. Il appartiendra donc aux États de décider du degré d’internationalisation du tribunal et il appartiendra aux procureurs d’essayer, sur cette base, de faire valoir que l’immunité des chefs d’État ne s’appliquerait pas dans ces circonstances particulières, compte tenu de l’ampleur du soutien international. Il appartiendra ensuite aux juges de décider de ce qu’ils en pensent.
Je pense que c’était nécessaire. Bien sûr, il est dommage qu’il ait pris du temps, mais il était peut-être nécessaire de créer un espace où tout le monde pouvait se retrouver. Un aspect important est qu’il y a quelques États puissants, militairement puissants, qui ont très peur que quelque chose soit créé qui ait l’impact d’une cour supranationale ou qui puisse juger de l’utilisation de la force à l’extérieur. Il s’agit bien sûr des États-Unis, de la Russie, de la Chine, mais aussi du Royaume-Uni et de la France. Ce sont les États qui se sont le plus exprimés à ce sujet. La France et le Royaume-Uni sont des États membres de la Cour pénale internationale (CPI). À Kampala en 2010 et à nouveau en 2017 à New York, lors des négociations sur l’activation à la CPI du crime d’agression, ils ont veillé à ce que la portée juridictionnelle de cette cour soit très réduite : il faut notamment que l’État agresseur soit un État membre de la CPI [pour que la compétence de la cour s’applique à ce crime]. Il s’agissait d’un compromis. Aujourd’hui, ces mêmes États – qui ont une position différente maintenant qu’il s’agit de la Russie – s’efforcent de créer un tribunal, qui ne poursuivrait pas d’autres crimes d’agression. Il s’agit là d’une dynamique très importante des discussions.
Comme vous l’avez dit, nous n’avons pas encore de statut. Mais nous constatons que certaines des questions les plus importantes, comme le maintien de l’immunité du chef d’État, semblent avoir été résolues.
Le droit de l’immunité a beaucoup évolué. Il est de plus en plus reconnu que pour les crimes internationaux tels que les crimes de guerre, ceux qui les commettent ne peuvent pas se cacher derrière une immunité. C’est la raison pour laquelle nous espérons que le statut sera suffisamment ouvert pour que les procureurs et les juges utilisent ce tribunal pour cristalliser cette évolution.
D’après ce que nous avons compris des briefings, il existerait une solution de contournement permettant au procureur du tribunal de préparer des actes d’accusation à l’encontre de ceux qui bénéficient d’une immunité personnelle en tant que chef d’État, chef de gouvernement ou ministre des Affaires étrangères, tant qu’ils sont au pouvoir, mais il ne serait pas en mesure d’entamer des procès. En revanche, d’autres personnes pourraient être jugées. Cela vous semble-t-il rationnel ?
Cela devrait être autorisé, sans doute. De cette façon, on disposerait d’un dossier au cas où quelque chose se produirait. Il pourrait y avoir un changement de régime en Russie, au Belarus ou en Corée du Nord et un nouveau régime pourrait lever cette immunité. Ou peut-être pourront-ils publier un rapport qui ferait autorité et qui pourrait être utilisé dans les livres d’histoire, même s’il n’y a pas de poursuites.
Deuxièmement, les évolutions concernant l’immunité se poursuivent également en dehors du contexte de ce tribunal spécial. Il n’est donc pas improbable que, dans dix ans, l’immunité se soit cristallisée davantage, et ce peut-être dans un autre contexte.
Vous semblez craindre que le statut ne fige, s’il met par écrit quelque chose qui est encore dynamique à l’heure actuelle ?
Oui, je pense que ce serait dommage. Le crime d’agression constitue un crime de leadership impliquant que, bien sûr, il est très important de cristalliser une loi qui indique clairement que ce ne sont pas seulement les Poutine et les Lavrov de ce monde qui sont responsables, mais aussi que si vous êtes un chef militaire ou un chef politique et que vous jouez un rôle important, vous êtes susceptible d’être poursuivi. Si c’est bien cela qui se produit, cela aura beaucoup de valeur. Toutefois, je pense que le crime d’agression est particulièrement destiné à ceux qui sont au sommet de l’État. Je pense notamment que la structure de la Russie est telle que Poutine y joue un rôle énorme. Ce serait donc une distorsion de la narration, de l’effet narratif et expressif de ce tribunal si cet acteur principal conservait son impunité.
Qu’en est-il des procès in absentia puisque c’est la question sur laquelle vous avez informé le comité restreint lorsque vous êtes venu leur parler à Vilnius et que vous avez utilisé l’exemple du procès du MH17 pour dire que tant qu’il y a des garanties en place, c’est une façon tout à fait normale de mener des procédures ?
Il s’agit là d’une grande réussite de la négociation, car la contumace est tout à fait normale dans certains États, comme les Pays-Bas, et considérée comme n’étant pas tout à fait conforme à un procès équitable dans d’autres systèmes juridiques. Une grande partie des discussions a donc consisté en un partage d’expériences. Ce qui est vraiment important, c’est que ce nouveau tribunal fait partie du Conseil de l’Europe, où se trouve la Cour européenne des droits de l’homme. Depuis des décennies, cette Cour affirme que les procès in absentia ne constituent pas une violation de l’équité des procès si l’on respecte certaines garanties procédurales.
Ensuite, il y a la juridiction, qui, d’après ce que nous comprenons, se réfèrera uniquement au territoire souverain de l’Ukraine, et fera en sorte que le procureur général de l’Ukraine apportera des preuves au procureur du tribunal spécial.
Ce qui est important, c’est la compétence territoriale. L’Ukraine l’autorise parce que l’agression a été commise sur son territoire. Il faut ensuite trouver des moyens de partager les preuves. Les preuves que l’Ukraine détient dans son système national et qu’elle doit pouvoir partager avec ce tribunal. Et les preuves qui seront partagées par d’autres États. C’est pourquoi le Centre international pour la poursuite du crime d’agression [l’ICPA, créé il y a deux ans à La Haye par un certain nombre d’États, dont l’Ukraine] jouera un rôle très important. Cette coopération a déjà commencé au sein de l’ICPA pour enquêter, créer des dossiers et obtenir des informations, des renseignements auprès des pays et entités impliqués. Ces informations peuvent être transférées à ce tribunal spécial afin qu’il n’ait pas à tout recommencer et qu’il ne soit pas obligé de se contenter de ce que l’Ukraine a été capable de rassembler. Ce que le procès du vol MH17 nous a appris, c’est que l’Ukraine est très, très capable, en particulier ses services de renseignement, de rassembler toutes sortes de preuves utiles. Les preuves dans le cas de Poutine seront très faciles à obtenir car il est clair qu’il est au pouvoir et qu’il a dit beaucoup de choses. Mais ce qui sera intéressant, c’est la quantité de renseignements que l’Ukraine et les États ont pu partager sur certains autres dirigeants qui ont organisé, planifié, préparé, exécuté des opérations militaires spécifiques et suffisamment importantes pour entrer dans le champ du crime d’agression.
Vous avez mentionné l’ICPA, mais aussi la Cour pénale internationale, qui connaît le crime d’agression sous une forme très limitée. Comment voyez-vous ce nouveau tribunal s’intégrer à ce qui existe déjà à la CPI, qui a déjà lancé des mandats d’arrêt contre Poutine et Shoïgu ?
Je vois cela comme une complémentarité totale et pas du tout comme une rivalité ou une compétition. Ce serait vraiment mal comprendre la façon dont ces acteurs collaborent. Cela vient d’une prise de conscience que la CPI n’est pas en mesure de faire quelque chose. Il est également important de poursuivre les discussions sur la réouverture de l’amendement relatif au crime d’agression [à la CPI]. Je pense que c’est très difficile, mais peut-être qu’après ce Tribunal sur le crime d’agression, il y aura un vent nouveau, de nouvelles possibilités.
Le comité restreint était principalement composé d’Européens et n’a jamais réussi à obtenir la participation d’États africains. Ils ont réussi à rallier le Costa Rica, mais même si nous admettons que l’Ukraine se trouve en Europe et qu’il s’agit donc d’un problème européen, nous avons toujours l’impression d’être face à un tribunal des pays du Nord, vous ne pensez pas ?
C’est extrêmement regrettable, mais c’est certainement lié à ce qui s’est passé dans les négociations de la CPI en vue de l’amendement sur le crime d’agression à Kampala. Les États africains, latino-américains et asiatiques estiment que ce n’est pas leur guerre. Ils soulignent, à juste titre, que l’Europe n’a pas toujours joué un rôle très positif dans leurs conflits. Cette dynamique explique donc en partie ce qui se passe. Les États africains et les États latino-américains avaient orienté la discussion en souhaitant que le crime d’agression soit considéré comme un crime à part entière, au même titre que tous les autres crimes. Ils étaient farouchement opposés aux résultats obtenus par ces puissants États occidentaux. Le fait que ces États demandent par la suite à l’Afrique et à l’Amérique latine de les aider est perçu comme hypocrite, et je le comprends. Il est très important d’essayer de reconnaître ce passé et d’essayer d’utiliser ce développement comme une nouvelle étape dans cette évolution vers une compréhension plus universelle plutôt que vers une approche du crime d’agression dominée par les États puissants.
Enfin, nous nous trouvons à un stade très spécifique de la fin potentielle des hostilités. Qu’il s’agisse d’un cessez-le-feu de 30 jours ou d’une forme de négociation, etc. Pensez-vous qu’il soit garanti que ce processus judiciaire se poursuive ? Ou pensez-vous qu’il est possible que nous finissions par dire, « d’accord cet élément sera sacrifié dans l’intérêt de la paix » ?
On ne sait jamais. Pour l’Ukraine, c’est très important. Mais au sein de la communauté internationale, certains se battent depuis des décennies contre le crime d’agression. Les seules poursuites internationales pour crime d’agression ont eu lieu juste après la Seconde Guerre mondiale. Depuis lors, nous avons assisté à 80 années supplémentaires de négociations sur la définition du crime d’agression. Nous constatons qu’il y a beaucoup d’agressions, effectivement de la part de la Russie, mais pas seulement. Cette norme d’intégrité territoriale et le système de sécurité collective qui y est lié sont en train de s’effondrer, s’ils ne sont pas déjà pratiquement inexistants. Les enjeux sont considérables. Nous ne pouvons pas laisser passer cette agression russe sans poursuites, sans confirmer les normes, car je pense que tout le monde se rend compte que, surtout en ce moment, cela signifie non seulement sacrifier la reconnaissance que l’Ukraine a subi cette agression particulière, mais aussi la capacité de maintenir ou d’essayer de faire revivre la notion d’intégrité territoriale en tant que telle.
