Dossier spécial « Les entreprises face à la marée montante de la justice »

Pétrole et crimes de guerre : la justice suédoise en première ligne

Le 11 novembre, le président et l’ancien directeur de la compagnie Lundin Energy ont été mis en examen pour complicité de crimes de guerre. Les faits visés concernent des attaques menées contre des populations civiles entre 1999 et 2003 dans une zone du futur Soudan du Sud où la compagnie suédoise exploitait un gisement pétrolier.

Un soldat monte la garde devant une raffinerie de pétrole
Quand la compagnie pétrolière suédoise Lundin a commencé à exploiter les champs pétroliers du Bloc 5A, une zone de l'actuel Soudan du Sud jusqu'alors épargnée par la guerre, des combats ont éclaté et « de nombreux civils ont été tués, blessés et déplacés », accuse le procureur suédois. © Roberto Schmidt / AFP
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C’est une première en Suède, applaudie dans le monde par tous les militants de la responsabilité des entreprises en matière de droits humains : le 11 novembre dernier, deux dirigeants suédois, Ian Lundin et Alex Schneiter, à l’époque des faits président et directeur de la compagnie pétrolière suédoise Lundin, ont été mis en examen pour « complicité de crimes de guerre ».

« L’impact des actions d’une compagnie privée sur un terrain de guerre et la responsabilité de ses dirigeants n’avaient encore jamais été mis en cause par la justice suédoise », se félicite l’avocat Göran Hjalmarsson, qui représente treize victimes dans cette affaire. Car le plus souvent, ces entreprises « considèrent les droits humains comme un risque à gérer plutôt qu’une norme qui doit être respectée », constatait dans un entretien à Reuters Egbert Wesselink, porte-parole de l’ONG PAX et co-auteur du rapport intitulé « Unpaid debt » ayant déclenché l’enquête préliminaire.

Nouveau gisement, nouvelles violations

1999. Le Soudan est déchiré depuis de longues années par la guerre opposant le sud du pays – qui obtiendra son indépendance en 2011 – au gouvernement d’Omar Al-Béchir, qui siège au nord, à Khartoum. La compagnie Lundin Oil multiplie depuis trois ans les explorations pétrolières dans une zone du sud, appelée Bloc 5A. Une région jusque-là « relativement épargnée par les effets de la guerre civile », note le procureur Henrik Attorps qui est en charge de l’enquête, avant de devenir « l’une des zones les plus touchées » après la découverte d’un gisement de pétrole par Lundin.

« Dans cette affaire, les crimes de guerre ont été perpétrés par l’armée soudanaise et ses milices alliées, précise Attorps, pendant quatre ans, jusqu’au départ de Lundin Oil en 2003, elles ont mené des attaques systématiques à l’encontre des civils ou au moins des offensives aveugles, en totale violation du droit humanitaire international. » L’objectif : contrôler la zone. Bombardements, tirs sur des civils depuis des hélicoptères de combat, incendies de villages et de leurs récoltes… « De nombreux civils ont ainsi été tués, blessés et déplacés du Bloc 5A », poursuit le procureur. Le nombre de victimes directement liées à ces faits n’a pas été comptabilisé, cependant le rapport Unpaid Debt de PAX estime que plusieurs milliers de personnes ont été tuées par les combats ou par la faim due à la destruction des récoltes et environ 200 000 personnes déplacées de force.

Des crimes dont le président de la compagnie pétrolière, Ian Lundin, et le directeur de l’époque, Alex Schneiter se sont rendus complices en demandant au gouvernement soudanais de sécuriser la zone, affirme le procureur. « Ces deux dirigeants avaient alors une influence décisive sur les activités de la société et disposaient de contacts cruciaux au sein du gouvernement soudanais », explique-t-il. En présentant à Khartoum des projets d’exploration pétrolière dans une zone que l’armée ne contrôlait pas, ou en passant des accords avec le pouvoir pour y construire des routes, les dirigeants de Lundin Oil « savaient ou à tout le moins étaient indifférents au fait que pour sécuriser leurs activités et prendre contrôle de cette zone, l’armée soudanaise devrait combattre et que ces combats impliqueraient des violations du droit international », poursuit le procureur.

En parallèle des accusations pénales à l’encontre des deux dirigeants, l’équipe du procureur Attorps demande que 1 391 791 000 couronnes suédoises (environ 136 millions d’euros) soient confisquées à la compagnie, soit la valeur actuelle des profits engrangés par la vente, en 2003, des activités de Lundin Oil dans la zone à la compagnie malaisienne Petronas Carigali. « La responsabilité pénale de compagnies privées n’existe pas en Suède, explique Attorps, mais quand un individu ou une société fait du profit grâce à un crime, ce profit peut être confisqué à hauteur de toute variation de sa valeur. » Cette confiscation n’est pas spécifiquement destinée aux réparations, qui pourraient être, indépendamment, demandées par des parties civiles au procès.

Un rapport d'enquête de 80 000 pages

Lundin Oil – désormais appelée Lundin Energy – a immédiatement réagi à la publication de l’acte d’accusation, par un démenti catégorique. « Cette affaire est à la fois infondée et fondamentalement viciée, a commenté Nick Walker, actuel directeur de la société, dans un communiqué. Il n'existe aucune preuve liant un représentant de l'entreprise aux crimes allégués dans cette affaire et, compte tenu de ce fait, nous ne voyons aucune circonstance dans laquelle une amende ou une confiscation de biens de l’entreprise pourrait être justifiée. »

Des affirmations balayées par Me Hjalmarsson : « Je suis ce dossier depuis sept ans et, compte tenu de son ampleur, le procureur n’aurait jamais procédé à la mise en examen sans preuves solides et multiples. »

Le rapport d’enquête préliminaire, qui totalise quelque 80 000 pages, rassemble des récits de victimes du conflit dans la zone, des entretiens avec des experts mais également avec des témoins internes à l’entreprise, précise de son côté Attorps. Lorsque les enquêteurs suédois se sont rendus au Soudan et au Soudan du Sud en 2013, ils n’ont pas pu accéder directement à la zone Bloc 5A en raison du conflit toujours en cours. Néanmoins, poursuit le procureur, « s’agissant de la complicité, nous disposons d’éléments d’organisation interne remis par l’entreprise au début de l’enquête. Nous avons par ailleurs saisi un certain nombre d’autres documents, notamment des communications internes et des échanges avec le gouvernement soudanais ».

Au total, une trentaine de victimes - la plupart à l’étranger ou vivant dans les camps de réfugiés de la région - devraient se constituer partie civile lors du futur procès. Celui-ci devrait débuter vers le milieu de l’année 2022 et durer plus d’une année. « Il s’agira vraisemblablement du plus long procès de ce type en Suède avec au moins 175 jours d’audience », estime Me Hjalmarsson. Les deux accusés, Lundin et Schneiter, qui résident actuellement en Suisse, encourent la perpétuité.

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